Une nuit d’automne, 1948
Comme presque tous les soirs, elle n’arrive pas à s’endormir. A neuf dans la chambre, ce n’est pas facile : chacun tombe à son moment, facilement ; les respirations finissent par se mêler, se répondre et envahir la nuit. Dehors le grand mimosa se balance : les yeux grands ouverts, elle devine entre les planches des volets le ballet de ses branches. Il est là, pense-t-elle. Il était là ce matin, sentinelle du jour naissant, dru et frémissant dans ses miroitements. Il était là au retour de l’école, secoué, bien vivant. Il est comme elle, il dort peu : il a besoin de calme. Or cette nuit, il vente terriblement, à recouvrir les respirations, les aboiements des chiens et même les cloches au loin, indistinctes à son oreille guetteuse et attentive. D’habitude, elles tranchent la nuit comme des lames, lapident le silence, emplissent caves et forêts de longues et solennelles vibrations : elle se demande alors qui les entend aussi, couché, cloué, rivé au cœur de la grande nuit, aux portes de la mort – d’autres âmes sœurs, pénitentes prises dans cette longue étreinte d’un noir sans fin, veilleuses d’enfants malades, gardes de corps, infirmières, toute une fraternité qu’il lui faudra absolument connaître, un jour. Comme il doit être bon de travailler de nuit, de se soustraire à la douloureuse obligation du sommeil, au monde des dormants.
Presque tous les soirs, il en est ainsi. Son père s’endort lourdement puis les frères, les sœurs, les uns après les autres et sa mère la dernière – son souffle est presque imperceptible. Mais elle ne les suit pas. Elle entend son cœur battre – distinctement puis de plus en plus fort, au point de prendre toute la place dans sa poitrine, dans son ventre, dans sa tête, dans tout son corps. Pour conjurer l’angoisse, elle dit ses prières mais les mots trop répétés se diluent, se battent et perdent sens. Exaspérée, elle se glisse hors du lit. Ses pieds menus, surpris du contact rêche et froid de la terre battue, filent jusqu’à la ruelle de ses parents :
« Maman, j’ai le cœur qui bat… »

