Je peine encore à croire qu’on a vécu tout ça.
Il faisait très chaud, beaucoup plus chaud que chez nous : on avait bien perdu mille mètres. En arrivant, le village paraissait féerique au couchant, avec son château en surplomb, la multitude de lumières le long de la plage comme un long bandeau scintillant, la baie qui ouvrait sur une mer encore prisonnière des collines, derrière la chapelle dont la silhouette se dessinait entre les deux murs de pierres surmontés d’un phare.
Malgré les circonstances, j’étais content d’être là.
Andrzej n’avait d’yeux que pour la mer ; c’était la première fois qu’il voyait la Méditerranée. Dans la voiture, il m’avait dit qu’il était déjà allé au bord de la Baltique, une journée en été, il y avait longtemps. Du temps du communisme. Et que ça ne rigolait pas, même au bord de la mer.
Après avoir garé la voiture devant l’hôtel, pris la chambre, nous avons décidé de monter au moulin. Il n’était plus question d’analyser tout ce qu’il s’était passé : le flagrant délit, les portes enfoncées et la dizaine de gendarmes qui avait envahi la maison qu’Andrzej était en train de rénover. On savait ce qui nous attendait : il allait illégal, j’allais être jugé, il allait retourner à Cracovie. Il ne travaillerait plus avec moi. J’allais prendre cher, et on ne se reverrait pas de sitôt. Finis les cafés, les repas, les discussions autour de la couleur d’un mur, de l’emplacement d’une lampe. Finies les petites pauses cigarettes – je n’avais jamais fumé avant de rencontrer Andrzej mais je ne regrette pas. Nos moments sous les étoiles après la journée de travail sont parmi les plus beaux de ma vie.
Andrzej avait été mineur puis électricien dans le sud de la Pologne. Il avait quitté le nord, où il était né, sans regrets et comme tout le monde : pour trouver du travail dans les mines. Pour échapper aux coups de son père aussi, m’avait-il dit. Désormais il était marié, il avait deux filles, mais il devait partir pour gagner un peu plus. Je l’avais embauché alors que j’étais ruiné : il était arrivé avec cinq ou six collègues qui avaient frappé à ma porte au tout petit matin, après une nuit de marche en rase campagne. Ils étaient tombés à panne à quinze kilomètres de la maison.
Après la garde à vue, les autres sont partis et Andrzej est resté. Il était très singulier, ne ressemblait à personne avec ses vêtements trop grands, informes. Son visage piqué de couperose et de traces d’acné, ses yeux bleus très clairs, ses cheveux blonds coiffés sur le côté et toute sa démarche trahissaient le Slave et l’ouvrier pauvre : il ne passait jamais inaperçu. Il avait toujours l’air affublé, décalé, posé là par erreur. Nous faisions un drôle de couple mais qu’importait – et même tant mieux.
La nuit était tombée sur le moulin. Andrzej n’avait pas de baskets, seulement des chaussures de ville noires, toujours les mêmes, celles qu’il avait aussi cet hiver dans la neige. Il les avait enlevées dans la voiture car il avait trop chaud : je n’avais pas tardé à le deviner même s’il l’avait fait très discrètement, un pied dégageant l’autre : j’avais à peine remarqué le mouvement de ses hanches sur le siège, mais j’ai dû lui demander de les remettre, j’en aurais vomi. Pour atteindre le sommet, elles n’étaient pas du tout ad hoc : il glissait sur les petites pierres du sentier et se rattrapait, comme il pouvait, aux branches piquantes des buissons.
Au moulin, le spectacle lui coupa le souffle.
« Kurwa ! Kurwa ! » susurrait-il en se grattant la nuque. Je le regardais, satisfait de mon effet.
Il a sorti du fond de sa poche un paquet de cigarettes, en a fait glisser deux, a tendu la main vers moi sans me regarder. Nous sommes restés quelques minutes debout, silencieux et graves – c’est ainsi que l’on doit savourer une cigarette – puis nous nous sommes assis contre le mur du moulin : la crique s’ouvrait sous nos yeux, bordée de cafés bondés, d’allées fleuries dont on devinait les couleurs sous les lampes – et derrière, de vieux sentiers côtiers. La vie nocturne s’amorçait et se déployait : des enfants criaient dans les manèges, des amoureux se tenaient par l’épaule assis sur les pontons, les automobilistes furieux, pressés de jouir des plaisirs estivaux promis depuis des mois, s’invectivaient et se toisaient.
Des deux mains j’ai fait glisser mon sac à dos contre mes bras et les bières sont tombées derrière moi dans un petit tintement . Je savais qu’Andrzej attendait ce moment. Il se serait passé de repas plutôt que de bière. Je l’avais trouvé plus d’une fois complètement ivre le samedi après-midi dans sa chambre de fortune, je m’étais même emporté mais rien à faire. Le samedi, Andrzej buvait.
« That is the end alors, me dit-il sans me regarder, avec ce lourd accent polonais qui marquait les consonnes et faisait étrangement sonner la fin des mots.
Je penchais la tête entre mes genoux ouverts.
« Ah kurwa, kurwa mach Dédéku… »
Andrzej savait que j’avais peur. Il savait que nous étions venus ici pour conjurer ma peur et que cela ne marchait pas vraiment.
Chez moi, le dimanche, après la tarte aux pruneaux qu’il adorait, on se garait dans un col et on montait sur un petit sommet, n’importe lequel. Cela ne manque pas dans ma région. Avec Andrezj, on a très vite aimé se percher pour voir les villages aux creux des vallées, les barrières de volcans au loin et deviner, loin au-delà, la Pologne. Pour fumer une cigarette. Je lui disais souvent qu’on irait faire un tour en Espagne pour la vue sur la mer, qu’il faudrait le faire car tout pouvait arriver.
Ou avant que tout n’arrive.
Kurwa, kurwa. C’est arrivé.
On avait cela, tout cela, dans notre horizon.
C’était pour ça qu’on s’aimait.

